J’ai depuis toujours détesté aller chez le coiffeur. Chez le coiffeur… Devoir partager un moment d’intimité avec un inconnu, qui me triture le crâne, me scrute, me frôle, cherche mon regard, me sert un sourire forcé et attend le mien en retour ; entretenir la conversation avec un psy à ciseaux qui se torture les méninges pour prouver que l’homme est un animal sociable. Je passais la moitié du temps coiffé comme un dessous de bras, jusqu’à ce que je trouve une solution à mon dilemme : un coiffeur qui m’avait confié dès notre première rencontre son aversion pour les discussions de salon. Il exécutait sa tâche dans un mutisme entendu. Un jour où je lui rendais visite sans rendez-vous, j’appris qu’il avait quitté son poste.

Un vendredi matin, dans les toilettes du boulot, plusieurs mois après le dernier passage chez mon coiffeur évaporé, survint l’instant où mon volume capillaire frisa l’indécence. À la pause du midi, je m’aventurai à la recherche d’un salon de substitution, en quête d’une devanture qui me garantirait un tarif raisonnable, dans ce quartier où les pâtisseries ressemblaient à des bijouteries, et les bijouteries à des banques suisses. Le premier que je croisais portait l’enseigne « Coiffure Messieurs — Champion de France du rasoir ». De quelle somme astronomique allait-il me soulager ce sportif de haut niveau, pour s’exercer sur mon occiput ? Je continuai mon chemin. Ah ! Une franchise, au moins les employées sont payées au lance-pierres, et survivent grâce aux commissions. Aucun risque que ça dure ! J’observai par la vitrine : une accroc au botox, belle comme un chat écrasé, avait confié sa crinière en papillote à une grande folle, qui ponctuait chaque coup de pinceau de gesticulations grandiloquentes ; la vieille bronzée feuilletait son magazine gondolé d’un air résigné, avec la régularité d’un métronome fatigué. L’autre préposée au ratiboisage à la chaîne, femme sans âge, coupe de coiffeuse provinciale et maquillage niveau première année de BTS d’esthétique, sentait à plein nez la dissertation sur le dérèglement climatique façon y a plus de saisons mon bon monsieur. Pas pour moi ! Je passai mon chemin. Ah ! Manquait plus que ça ! Sur le trottoir d’en face trônait le fameux salon — il en existe au moins un par ville, dans la même rue que le Zanzi’bar — nommé selon un calembour capilotracté « Chez Tif ». J’aurais préféré « Expédi’tif » ou « Pute à tif ». Un pet de l’esprit, pour citer Victor Hugo, jeté au nez des passants. « Victor Hugo, j’ai jamais bossé pour cette enseigne. », m’aurait répondu l’unique coiffeuse, à la silhouette flasque et au doux regard de carpe fraîchement pêchée. Je m’arrêtai un peu plus loin devant un salon qui m’intrigua : de voluptueux rideaux de velours rouge en masquaient l’entrée. Je poussai la lourde porte en verre avec précaution, risquai un œil, glissai ma tête, puis le reste de mon corps à l’intérieur. Je refermai la porte derrière moi avec discrétion.

« Bonjour monsieur », susurra une voix grave et sensuelle.

Alors que mes yeux s’accommodaient à la lumière tamisée, j’aperçus une dame d’une soixantaine d’années, beauté fanée, des bagouses ostentatoires sur des doigts boudinés trahissaient une richesse tardivement acquise.

« Vous souhaitez une coiffeuse en particulier ? ».

Je parcourus la ribambelle de jeunes femmes qui s’alignaient serviles devant moi. Merde ! Je me retrouvais dans un bordel de roman réaliste. Je ne vais pas mentir : parfois, le massage du cuir chevelu qui accompagnait le shampoing me procurait une demi-molle de confort pas déplaisante, surtout si la shampouineuse était l’apprentie aux mains innocentes. Mais là… Cette mise en scène mettait en lumière la lubricité que je confinais habituellement au plus profond de mon intimité. Comme je me sentais rougir, je regardai mes pieds, bredouillai une excuse bidon, rampai vers la sortie. Je m’empêtrai dans cette foutue porte en verre jusqu’à me retrouver hébété sur le trottoir. Au bout d’une bonne dizaine de mètres au pas de course, je soufflai un grand coup pour me débarrasser de mon air coupable.

Au coin de la rue suivante, devant un café, je crus identifier un visage familier. Vraiment, cette femme ne m’était pas étrangère. Moi qui aurais du mal à reconnaître ma mère si je la croisais par hasard, c’était peut-être aussi bien une quelconque célébrité, ou un ex-plan cul. Je m’avançai pour l’avoir à portée de mes yeux astigmates. Je tournai autour d’elle, cherchai un éventuel signe d’approbation. Je la voyais guetter mon manège du coin de l’œil. Une fois face à elle, nos regards se rencontrèrent. Mais oui ! Mon ancien coiffeur ! Cette femme était mon regretté coiffeur. Je m’approchais de lui, d’elle, hésitai à engager la conversation. Quelle idée de se travestir comme ça, c’est malaisant ! La coïncidence semblait trop heureuse. Mince ! Son prénom de femme ? Bon… Je ne me souviens pas de son prénom d’homme… J’avançai d’un pas, la toisais malgré moi de bas en haut, et osai un bonjour maladroit. Elle me répondit avec un salut plein d’assurance doublé d’un sourire malicieux. Après un bref échange de formalité, elle m’expliqua qu’elle travaillait maintenant à quelques mètres d’ici. Sans doute que le désordre anarchique de ma mise en plis lui piqua les yeux, puisqu’elle m’intima de la suivre. Je la suivis jusqu’au salon. Elle m’installa à un lavabo, et commença le shampoing qu’elle prolongea d’un massage du cuir chevelu un poil sensuel. J’étais gêné d’éprouver du plaisir sous ses doigts hermaphrodites, je refermai la cape pour cacher mon soupçon d’érection. Après m’avoir séché les cheveux avec délicatesse, elle m’invita à rejoindre le siège où elle officiait. Une fois assis, je risquai un œil indiscret à travers le miroir : sur ses joues subsistait l’ombre d’une barbe, sa pomme d’Adam la trahissait ; le vernis trop rouge sur ses ongles, le rouge à lèvres trop vermillon, les ballerines trop sages… Elle interrompit mon inquisition :

« Comment on les coupe ?

— Pareil en plus court.

 »

Voilà qu’elle s’approchait de mon oreille.

« Sympa, ce nouveau piercing ! »

Pourquoi cet air narquois ? Juste une petite folie de quadra en crise… Elle prit en main ses ciseaux pointus.

« J’ai dû retirer ceux que j’avais sur les tétons. »

Je m’interrogeais sur l’utilité d’une telle pratique, même si j’en avais une vague idée.

« Pour l’opération. »

Sa poitrine flambant neuve devint l’objet de ma curiosité : je la scrutais à travers le miroir, parcourais ses courbes timides, évaluais le désir qu’elle m’évoquait. Le couinement du ciseau qui menaçait mon oreille me rappela à l’ordre.

« Le plus difficile, en tant que femme, c’est de supporter le regard des hommes. »

Les touffes de cheveux grisonnants s’égrenaient par terre et sur mes habits. Elle passa quelques coups de blaireau sur ma nuque, recula mon siège. À peine étais-je levé qu’elle me retira la blouse d’un geste sec. Je payai, quittai le salon d’un timide au revoir.

Une fois rentré chez moi, je décidai de me doucher pour me débarrasser des petits cheveux irritants. Dans la salle de bain, je me confrontai à ma nouvelle coupe trop courte qui dégageait mon visage. Ma gueule, j’avais appris à l’apprivoiser. Mes traits n’étaient pas en tout point harmonieux, mais l’ensemble se tenait, et les particularités que je considérais, plus jeune, comme des défauts, composaient maintenant le charme de ma physionomie. J’entendais dire que l’âge m’allait bien ; j’avais surtout acquis assez d’assurance pour user sans complexes des artifices de la séduction. J’approchais mon visage du miroir. Mais oui, cette marque qui, il y a encore quelque temps, n’apparaissait que les lendemains de soirées difficiles s’affirmait en une ride persistante. Je tournais la tête. Par un jeu de reflets, je pus entrevoir mon profil, comme si c’était le visage d’un autre. C’était donc moi cet homme d’âge mûr ! Le temps m’a pas épargné. Je prenais soudain conscience du décalage entre l’image que je renvoyais, et la personne que j’avais le sentiment d’être. J’étais toujours au fond de moi cet enfant tourmenté, en proie au doute, soumis à ses pulsions. À vingt ans, je pensais que j’allais être moins con à quarante… La sagesse c’est juste d’apprendre à identifier ses fragilités, à anticiper ses réactions inconscientes pour ne pas y céder. Faut vraiment que j’arrête de reluquer les jeunes filles en fleur avec concupiscence, ça devient pathétique ! Et si je me faisais pousser la moustache ? Je reculais d’un pas. D’un regard vertical, je parcourus mon corps nu qui me laissait une vague impression de défraîchi. Ce corps pouvait-il encore constituer l’objet du désir ? Ce corps que j’avais toujours cru inaltérable amorçait sa décrépitude. Cette enveloppe que j’occupais naturellement depuis ma naissance ne m’avait jamais desservi. Je sentais maintenant que ce prolongement immergé de mon identité pourrait subir les turpitudes du temps, au point de renvoyer une image inconciliable avec ma vie intérieure. Aurais-je à lutter contre les variations de cette altérité antagoniste ? Et si je me laissais tenter par un peu de crème raffermissante sur mes paupières de cocker, ou par une petite injection de botox, bien placée entre mes rides du lion ? Plus probablement, mes aspirations s’éroderont, mes envies suivront ma vieille carcasse dans sa déliquescence. Viendra le jour où je ne banderai plus, même les fantasmes se seront évaporés.

Une rupture s’était opérée en moi. Je réalisais que mon corps tenait lieu d’interface entre le monde et moi. J’avais eu la chance que, jusqu’à maintenant, cette enveloppe charnelle était restée conforme à mon intimité et à mes inclinations, mais je constatais que l’élan vital qui l’animait l’avait consumé à petit feu. Et la conscience de cette obsolescence donnait matière à réflexion sur le regard que je portais sur celles qui incarnaient ma convoitise. Je comprenais soudain à quel point mon ingérence pouvait atteindre la pudeur des femmes : quand elles libéraient leur corps, elles le soumettaient malgré elles au désir vorace des hommes. Je repensais à ma coiffeuse, cette femme qui retrouvait peu à peu dans ce corps transformé son identité, était tombée sous le joug des œillades lubriques. J’avais hâte que mes cheveux repoussent.